ENQUÊTE « Macron et l’Afrique (2/2) ». A l’approche de l’élection présidentielle, « Le Monde » revient, dans une enquête en deux volets, sur la relation du chef de l’Etat avec l’Afrique subsaharienne et sur le bilan de son action militaire et diplomatique.
Cinq jours seulement après son investiture, c’est au son du clairon qu’Emmanuel Macron a fait ses premiers pas de président en Afrique sur la base militaire française de Gao, au Mali, dressée au cœur de l’immensité sahélienne, à 5 000 kilomètres de Paris. Ce 19 mai 2017, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta – alias « IBK », alors âgé de 72 ans – est là dans son grand boubou blanc, planté sur le tarmac en surchauffe, au pied de l’avion bleu-blanc-rouge qui vient d’amener le lointain héritier de l’ancien colonisateur.
Emmanuel Macron est le premier chef d’Etat français né après les indépendances des anciennes colonies d’Afrique. Il veut « reprogrammer le logiciel » de la politique française à l’égard du continent, changer d’approche et inverser les regards. Pour son voyage inaugural hors d’Europe, il étrenne son tout nouveau costume de chef suprême des armées. Mais il rêvait sans aucun doute d’un autre cliché – et pas seulement photographique – que celui aux relents surannés et couleur sépia de la Françafrique, ce système mêlant copinage et « coquinage » hérité, précisément, de l’époque coloniale.
Hormis six mois passés au Nigeria comme stagiaire énarque à l’ambassade de France, Emmanuel Macron n’a pas d’expérience directe avec l’Afrique. Mais il a des certitudes. Une surtout : pour réussir la mue de la politique française dans cette région du monde, il doit prendre à bras-le-corps les questions mémorielles afin de tenter de refermer des cicatrices encore béantes – Rwanda, Algérie, colonisation… – et créer une nouvelle dynamique en s’appuyant sur d’autres acteurs que les locataires, parfois indélogeables, des palais présidentiels. Mais, jusqu’à la fin de son mandat, l’épreuve de la réalité du terrain sahélien s’imposera à lui, jetant un voile sablonneux sur son bilan alors que l’armée française effectue un repli précipité du Mali.
Le poids de l’héritage guerrier
Lorsqu’il arrive à l’Elysée, en 2017, la situation sécuritaire est déjà fortement dégradée. Gao abrite alors la principale base militaire de « Barkhane », la plus importante opération extérieure (opex) française depuis la fin de la guerre d’Algérie, forte de quelque 5 000 hommes chargés de combattre les « groupes armés terroristes », les fameux « GAT » dans le lexique des militaires, sur un territoire vaste comme l’Europe. « Barkhane » a succédé à « Serval », l’intervention déclenchée le 11 janvier 2013 par François Hollande en réponse à l’appel du président malien de l’époque, menacé par l’offensive d’une coalition menée depuis le nord du pays par des groupes djihadistes alliés à des indépendantistes touareg.
A Gao, le ton du président français est nécessairement martial. Ce qu’il ne dit pas encore, c’est que l’héritage guerrier de son prédécesseur lui pèse. « Au Sahel, on a très vite vu que “Barkhane” aspirait toute la visibilité de l’action de la France, explique l’un de ses proches collaborateurs. On était arrivé à une identité défavorable dans la durée : “Barkhane” = France = pouvoirs en place. » Dès le départ, Emmanuel Macron aurait donc l’intuition de la nécessité de sortir de ce piège. « Mais on ne change pas de modèle en appuyant sur un bouton, admet le même diplomate. C’est ce qui nous différencie du régime poutinien ! Il faut créer une forme d’adhésion collective dans le système, du côté de l’état-major des armées ou du Quai [d’Orsay]. Mais il est vrai que, si on avait pu le faire deux ans et demi plus tôt, la posture aurait été un peu plus favorable. »
Afin de forger sa conviction, Emmanuel Macron multiplie les rencontres avec ses homologues du G5 (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad). En novembre 2017, en marge du sommet Union africaine-Union européenne organisé à Abidjan, en Côte d’Ivoire, il passe la moitié de la nuit enfermé dans une chambre d’hôtel avec eux. « Il est ressorti de ce huis clos mémorable avec le diagnostic très, très clair qu’il fallait urgemment changer de modèle parce que les défaillances constatées de ses interlocuteurs risquaient de devenir les nôtres », se rappelle un diplomate ayant travaillé sur ce dossier.
Ce « diagnostic » découle de trois constatations. Tout d’abord, l’activité des groupes djihadistes partis de l’Algérie pour descendre sur le Mali déborde sur les pays voisins. Plusieurs « GAT » se sont alliés au sein de la plate-forme Jamaat Nosrat al-Islam wal-Mouslimin (JNIM, Groupe de soutien de l’islam et des musulmans), une franchise d’Al-Qaida. L’organisation Etat islamique, concurrente du JNIM, est aussi entrée dans le jeu. Bientôt, le Burkina Faso et le Niger sont métastasés.
A ce moment-là, la France porte à bout de bras la création de la force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S), qui aurait dû progressivement suppléer « Barkhane ». Sa montée en puissance a été saluée maintes fois pour tenter de dissimuler son ensablement, prévisible au regard des déroutes des armées malienne et burkinabée et des manquements politiques des autorités de ces deux pays. Le président français s’agace de la passivité du Malien « IBK ». Il le lui dit, vertement, à Bamako, en juillet 2017. Il n’apprécie pas plus une forme de déni dont son homologue burkinabé fait preuve alors que son pays commence à être à son tour contaminé par l’activité des djihadistes. « Roch Marc Christian Kaboré délire !, confie Jean-Yves Le Drian, le ministre des affaires étrangères, à l’issue d’une rencontre avec le chef de l’Etat burkinabé à Ouagadougou. Il veut nous faire croire que ces groupes terroristes sont manipulés depuis la Côte d’Ivoire par Blaise Compaoré [ancien président exilé à Abidjan depuis sa chute en 2014]. »
La contagion djihadiste
Ce que le Quai d’Orsay et l’Elysée voient venir avec angoisse, c’est la contagion djihadiste vers le sud. De fait, les parties septentrionales de plusieurs pays du golfe de Guinée ont depuis été attaquées : la Côte d’Ivoire, le Togo, le Bénin. Le Ghana et la Guinée seront peut-être les prochains sur la liste. Pour ses opposants les plus acharnés, les plus complotistes ou les plus perméables à la propagande russe anti-occidentale de plus en plus active dans cette partie du monde, la France entretiendrait l’extension de la menace djihadiste pour piller les richesses naturelles des pays ainsi déstabilisés. Contre toute évidence, mais Paris prend des coups.
Le deuxième constat, les chercheurs spécialistes du Sahel l’avait dressé depuis longtemps : seule, la force armée n’est pas la solution face à des insurrections. « Nous avions surinvesti dans le militaire au détriment des autres aspects de la crise », reconnaît-on aujourd’hui à l’Elysée. Dès le mois juillet 2017, à Bamako, Emmanuel Macron annonce ainsi la création de l’Alliance pour le Sahel, coalition internationale consacrée au développement de la région. Mais cette initiative se heurte à un obstacle incontournable : comment intervenir dans des régions en guerre ? La consolidation du lien sécurité-développement ne résiste pas à l’épreuve des balles djihadistes qui jettent des populations sur les routes ou dans les bras ennemis plus vite que l’Agence française de développement (AFD) ne peut construire de puits.
Enfin, le troisième constat, « c’est la défaillance politique malienne », selon le doux euphémisme d’un diplomate français envers un régime corrompu et souvent inerte. En atteste la mise en œuvre sans cesse repoussée des accords d’Alger signés en 2015 avec une partie des groupes rebelles. A Paris, les vieilles habitudes ont parfois la peau dure, telle une certaine forme d’ingérence : « On pourra nous reprocher d’avoir essayé de corriger la gouvernance “IBK” de l’intérieur », confie un acteur du dossier. En août 2020, Emmanuel Macron applaudira aussi – en coulisses, certes, mais suffisamment bruyamment pour que tout le monde l’entende – le coup d’Etat militaire du colonel Goïta, qui éjectera « IBK » du pouvoir peu après sa réélection. « Avec eux, au moins, on peut travailler », dit-on à l’Elysée quelques semaines après le coup de force. Le calcul ne s’avérera pas payant. Aujourd’hui, la rupture avec la junte malienne est consommée. Bamako se rapproche de la Russie, au point d’ouvrir ses casernes aux mercenaires de la société de sécurité privée russe Wagner.
A la veille du sixième sommet réunissant l’Union africaine et l’Union européenne, les 17 et 18 février à Bruxelles, Paris prononce finalement l’acte officiel de décès de « Barkhane ». Emmanuel Macron a beau répéter que cette fin – peu glorieuse – était programmée, que le temps des opex est révolu, que la France reste engagée au Sahel et en Afrique de l’Ouest, l’impression dominante est celle d’un échec, à la fois militaire et politique. A chaud, le réajustement du dispositif au profit d’une présence plus discrète sonne comme une retraite sans gloire qui éclipse les autres volets de l’action de la France. « Une fois la poussière retombée, il faudra nous donner crédit d’avoir eu une ligne assez cohérente et d’avoir revisité toutes nos pesanteurs et y compris les opérations militaires », plaide toutefois l’Elysée.
La tentative du développement
« Emmanuel Macron a aussi une attitude tout à fait conservatrice dans la gestion de la présence militaire française. L’Afrique reste un laboratoire d’expérimentation d’armes, d’entraînement et de techniques de guerre pour l’armée française », juge pour sa part Achille Mbembe, professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, et auteur en octobre 2021, à la demande de l’Elysée, d’un rapport sur les nouvelles relations Afrique-France. « Ce qui n’empêche, tempère l’universitaire, que le président français a une approche de l’Afrique qui se distingue nettement de celle de ses prédécesseurs. Une forme de volontarisme et d’insistance sur le fait qu’on ne peut pas changer le passé mais que l’on peut ensemble créer une nouvelle réalité, ouvrir un nouveau cycle historique. » C’est d’ailleurs ce que le président a exprimé dès le mois de novembre 2017, lors de son échange avec des étudiants burkinabés à l’Université de Ouagadougou, discours fondateur destiné à dresser la « feuille de route » du quinquennat.
Pour Paris, il s’agit aussi de sortir de son pré carré francophone et d’élargir sa présence culturelle, commerciale et économique en Afrique du Sud, en Angola, en Ouganda, au Kenya… Différents actes politiques ont ainsi été posés qui ont mis la dimension entrepreneuriale au centre de l’action. « Depuis Jacques Chirac, le développement avait été sacrifié au profit de la défense et de la diplomatie, explique Rémy Rioux, le patron de l’AFD. Il y a clairement un changement de braquet et d’approche, on aborde l’Afrique dans sa globalité là où, avant, on la découpait en rondelles. » Quitte à être accusé d’inventer des gadgets comme le Nouveau Sommet Afrique-France d’octobre 2021 réunissant entrepreneurs et militants de la société civile à Montpellier. Sommet auquel les chefs d’Etat n’ont pas été conviés, ostensiblement snobés. L’idée était de rompre avec les grand-messes franco-africaines et les photos de famille sur le perron de l’Elysée.
Mais, au Sahel, cette approche inédite et ce redimensionnement militaire stratégique n’ont pas encore fait leurs preuves. Un quinquennat n’aura donc pas suffi à Emmanuel Macron pour remporter la guerre dans cette région. La France demeure en première ligne et semble avoir perdu la bataille des opinions.
𝗟𝗲 𝗠𝗼𝗻𝗱𝗲