Quand le salafisme frappe aux portes du Sénégal Par Étienne Cassagne

Paru dans le Marianne de cette semaine

C’était il y a à peine dix ans, le 25 mars 2012. Au terme d’un deuxième mandat et d’une troisième candidature contestée, le président sénégalais Abdoulaye Wade concédait sa défaite au fil d’une soirée électorale sous haute tension. Laquelle consacrait la victoire de son ex Premier ministre Macky Sall, sous les vivats d’une communauté internationale ravie de la vitalité de la démocratie locale, à l’heure où l’Afrique subsaharienne basculait durablement dans l’instabilité : au même moment, un coup d’État militaire au Mali voisin chassait le président Amadou Toumani Touré, le premier d’une longue liste dans une Afrique de l’ouest en pleine ébullition.

Près d’une décennie plus tard, le tableau s’avère définitivement plus contrasté. Le Mali, suivi du Burkina Faso et de la Guinée Conakry, ont durablement basculé dans les Coups d’Etats militaires, et les groupes armés se revendiquant de la bannière du djihad y grignotent des parts toujours plus importantes de territoire. Le salafisme a investi tous les pays limitrophes : le Bénin, le Togo, la Côte d’Ivoire sont désormais la cible de ces mêmes groupes djihadistes qui frappent également aux portes du Sénégal.

Le « pays de la Teranga » (hospitalité, en wolof) s’est pourtant longtemps cru à l’abri, par la grâce de sa tradition d’ouverture et de tolérance, et surtout par la puissance de ses confréries soufies. A l’occasion d’une conférence donnée à Dakar à la fin du mois de mars 2014, le politologue franco-libanais Antoine Sfeir lançait l’avertissement suivant : « Le Mali a été une porte d’entrée. Le Qatar finançait énormément les groupes radicaux qui se sont installés au Mali. Je ne parle pas des Touaregs, qui est un autre problème d’ordre ethnique ; je parle des islamistes radicaux, dont la cible réelle était le Sénégal, qui est présenté comme un modèle d’islam tolérant et ouvert. Tout comme en Europe, la cible est la France à cause de la laïcité. Si la laïcité tombe, tous les autres pays deviennent poreux automatiquement. C’est pourquoi pour les extrémistes, les deux bastions à prendre sont à la fois le Sénégal et la France ».

Plus que n’importe où ailleurs en Afrique de l’Ouest, l’islam confrérique structure en effet la pratique religieuse de la majorité des quelques 95% des citoyens de confession musulmane. Considéré comme hérétique par les tenants de l’islam salafiste, ce dernier fait la part belle aux marabouts fondateurs comme à leurs descendants, à l’instar de la figure « christique » de Cheikh Amadou Bamba (1853-1927), dont le portrait orne presque tous les tableaux de bord des chauffeurs de taxi appartenant à la confrérie Mouride, la deuxième la plus puissante du pays derrière les fidèles Tidianes.

Ancien haut cadre de DGSE en charge de la lutte antiterroriste et spécialiste de l’islam, Alain Chouet apporte cependant le bémol suivant : « bien d’avantage que le contrôle de l’idéologie ou de la foi, les tenants de l’islam radical sont en réalité avant tout préoccupés par celui de la rente économique ». Et à ce titre, le Sénégal fait bien figure de futur eldorado. A partir de 2024, l’exploitation du pétrole et du gaz, en particulier celle du gisement de « grand tortue » situé à cheval entre les eaux mauritaniennes et sénégalaises, devrait rapporter entre 600 et 800 millions d’euros par an dans les caisses de l’Etat, selon les calculs d’un ex-dirigeant de la société nationale Petrosen (Société pétrolière et du gaz du Sénégal, majoritairement détenue par l’Etat). Soit une somme considérable à l’échelle d’un pays dont le budget global de l’Etat excède à peine le milliard d’euros…

Et c’est dans le sillage de la découverte de ces importants gisements en hydrocarbures sénégalais qu’a émergé le principal opposant à l’actuel président Macky Sall. Ousmane Sonko, 48 ans, défraie la chronique du pays depuis une petite décennie. Ancien fonctionnaire appointé aux Impôts et Domaines, l’homme affichant piété et rectitude morale a crée en 2014 son parti le Pastef, avant d’être propulsé député à l’Assemblée nationale en 2017. Surfant sur les ruines d’une opposition sénégalaise presque entièrement anesthésiée par Macky Sall, Sonko se présente à la présidentielle de 2019 avec un programme attrape-tout promettant la souveraineté économique, la justice sociale, le panafricanisme, et surtout la rupture avec la France, ex puissance coloniale honnie accusée de piller toutes les ressources du pays.

Paris et ses multinationales ont beau avoir globalement été tenues à l’écart – ce sont des firmes anglo-saxonnes qui ont raflé l’essentiel du jackpot pétrolier et gazier – Ousmane Sonko n’en démord pas : « On a toutes les prières, la mer, le zircon, le pétrole, le phosphate, le gaz, la terre. Tout ce que je viens d’énumérer là, saviez vous que la France ne les a pas ? Elle vient les chercher ici. Elle a une mer certes, mais pour le reste, elle ne les a pas. Et depuis, elle prend nos ressources pour les amener à l’extérieur. Et quand nos enfants veulent aller dans leur pays, ils refusent. Est-ce que cette situation peut continuer ? », s’interrogeait-il auprès de ses ouailles le 30 avril 2023.

Depuis sa performance à l’élection présidentielle de 2019 (3ème avec 15,67% des suffrages), l’étoile de Sonko a certes un peu pâli. Poursuivi dans une affaire de viol – une employée d’un salon de massage l’accuse de sévices sexuels répétés sous la menace d’une arme commis en 2021- le leader du Pastef a finalement été condamné à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse » le 1er juin 2023, une sentence l’écartant de fait pour la prochaine échéance présidentielle.

Son sort étant certes suspendu pour le scrutin de 2024 à une éventuelle grâce présidentielle, Ousmane Sonko, 48 ans, a cependant le temps devant lui. Dans un pays authentiquement patriarcal, son accusatrice Adji Sarr vit reclue et sous protection policière. Quant à la parole de cette dernière, elle ne vaut pas bien cher : « si je devais violer (je choisirais) une belle femme, pas une guenon qui a fait un AVC », s’était justifié Sonko en wolof, la principale langue parlée au Sénégal, quelques heures après le verdict.

Pour ses partisans, l’accusation de viol ne serait que l’expression d’un complot ourdi par l’Etat afin d’écarter leur champion de la course à la magistrature suprême. Tandis que le gouvernement accuse clairement Sonko d’être la tête de pont d’un complot extérieur pour s’emparer de l’un des derniers bastions « démocratique » de l’Afrique de l’Ouest.

Comme tous les actes judiciaires concernant le cas d’Ousmane Sonko, la condamnation du 1er juin a provoqué des émeutes meurtrières, principalement concentrées dans l’agglomération de Dakar et celle de Ziguinchor, « capitale » de la Casamance où Sonko a été élu maire en 2022. Dans une note datée du 7 juin dernier et adressée au Premier ministre, les renseignements sénégalais assimilent la stratégie de Sonko à une tentative de « conquérir le Sénégal par le haut après l’échec d’infiltration par le bas (grâce à notre modèle de résilience par les confréries). Parmi les soutiens islamistes affichés du PASTEF d’Ousmane Sonko figurent en tête, les Frères Musulmans (…). L’implication de la confrérie s’est manifestée à travers un soutien direct de certains fréristes connus à travers le monde comme Tariq Ramadan et Saber Mashour ».

Si la note épouse la com’ du gouvernement sénégalais pour discréditer Sonko, le soutien de la galaxie salafiste à l’opposant en chef n’en demeure pas moins d’une cruelle actualité. Saber Mashour, fils d’un dirigeant historique de la confrérie, lui même condamné en Egypte pour « terrorisme », ne tarit effectivement pas d’éloges sur l’opposant, présenté comme un futur rempart à l’influence « impie » de l’ex puissance coloniale française.

Outre son opposition farouche à l’influence de Paris au Sénégal, Ousmane Sonko est aussi très apprécié par ses « frères » musulmans pour sa volonté de rétablir la peine de mort, et de criminaliser encore d’avantage les relations homosexuels, une mesure qu’il a érigé au rang de priorité absolue.

Lui-même membre d’une association proche de la galaxie « frériste » lorsqu’il était étudiant à la faculté Gaston Bergé de Saint-Louis, Sonko revendique aujourd’hui son appartenance à la confrérie Mouride, dont les fidèles sont soupçonnés d’être inondés des pétro-dollars des bailleurs historiques de la Confrérie (Qatar en tête), selon l’édition du Canard enchaîné daté du 7 juin dernier, afin de les convaincre de soutenir l’étoile montante de l’islam politique sénégalais.

Un compagnonnage qui n’a pas refroidi les ardeurs d’une large frange de la gauche française acquise au projet « décolonial » d’Ousmane Sonko. Au nom de la lutte contre la « Françafrique », Jean-Luc Mélenchon et plusieurs figures de la France Insoumise (dont Manuel Bompard), de même que des élus du Parti communiste français multiplient les tweets et courriers incendiaires pour dénoncer le « dictateur » Macky Sall et s’indigner des persécutions subies par le clan Sonko.

Quant à Emmanuel Macron, il ne sait plus sur quel pied danser. Présenté par les soutiens sonkistes à Dakar comme le grand marionnettiste de Macky Sall et le pilleur en chef des ressources du pays, le Chef de l’Etat a dépêché fin 2022 la numéro deux de la cellule Afrique de l’Elysée à Dakar, afin de dialoguer avec Sonko. Le tout dans la perspective, dixit Paris, de garantir la « neutralité » de l’ex puissance coloniale dans les affaires sénégalaises.

Une initiative qui avait provoqué la fureur du Palais présidentiel à Dakar, et qui contribue à expliquer la réception discrète de Marine Le Pen par Macky Sall, à peine un mois plus tard, même si les autorités s’en défendent : « les deux événements sont déconnectés », jure-t-on du côté de la présidence, qui s’inquiète cependant d’un potentiel lâchage par Paris de son dernier bastion d’influence dans une Afrique de l’Ouest littéralement rongée par la « francophobie ».

La conquête du pouvoir au Sénégal par Ousmane Sonko signifierait pourtant bien une double rupture, autant avec l’espace francophone qu’avec les traditions de démocratie et de tolérance, tant ce dernier manifeste un verbe d’une violence inédite à l’égard du pouvoir et de ses institutions. Dans une vidéo diffusée en octobre 2018, le leader du Pastef estimait que « tous ceux qui ont dirigé le Sénégal depuis l’indépendance mériteraient d’être fusillés », de l’académicien Léopold Sédar Senghor au libéral Abdoulaye Wade, en passant par le socialiste Abdou Diouf. Quant au sort réservé à Macky Sall, il est allé encore plus loin : « Le peuple va le sortir du palais. Et va le traîner dehors, comme Samuel Doe ». Pour mémoire, l’ancien dictateur libérien Samuel Doe avait été capturé par des miliciens au mois de septembre 1990, avant d’être torturé (oreilles et doigts coupés) devant les caméras du chef de guerre Prince Johnson, puis d’être exécuté d’une balle dans la tête. Son cadavre avait ensuite été exposé dans les rues de la capitale Monrovia.

Lorsqu’il s’agit de séduire la diaspora sénégalaise ou les partis politiques français, Ousmane Sonko s’abrite plus volontiers derrière la figure consensuelle de Thomas Sankara, icône de la révolution burkinabé et du panafricanisme contemporain. Une imposture dénoncée entre autres par la journaliste sénégalaise Dié Maty Fall : « Le populisme a le vent en poupe au point de convoquer, de manière assez malhonnête, tous les imaginaires, toutes les figures comme Sankara. Surtout que la nouvelle trouvaille des salafistes est de fédérer toutes les contestations nationalistes, gauchistes, anti-libérales. Exactement comme l’avait fait Khomeiny dans sa révolution (en Iran, ndlr). Le réveil de la gauche a été dur une fois qu’il est arrivé au pouvoir ». Pour avoir dénoncé le projet politique d’Ousmane Sonko, Dié Maty Fall a « subi des menaces de mort et du cyber-harcèlement », soit des « pressions inacceptables », s’étaient indignés les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT, et CFDT dans un communiqué conjoint publié le 21 mai 2021.

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